Archéologie d’un vélo SETRAM

Bicyclette acatène Velleda, 1898. Dessin de Lucien Baylac. Source : gallica.bnf.fr\BnF

Imaginez…
Année 2647, couronne parisienne sud, quartier du Mans. A l’occasion de l’aménagement d’un banal parking souterrain pour vélos partagés, des ouvriers mettent au jour les vestiges d’un édifice inconnu à proximité du célèbre immeuble Maine 2000, classé Monument Historique. Les archéologues interviennent et, en quelques semaines, dégagent ce qui semble être un atelier de réparation de bicyclettes vieux de plusieurs siècles. Découverte sensationnelle, qui va faire progresser la connaissance de l’histoire technique de ce mode de déplacement devenu indispensable pour les déplacements quotidiens !

Plusieurs pièces de bicyclette relativement bien conservées sont trouvées dans l’édifice. Il s’agit en premier lieu d’un cadre formé de tubes d’aluminium encore partiellement recouverts d’une peinture orange, dont le principal est un long tube courbe reliant la fourche à l’avant au tube de selle. On remonte également un pédalier et son système de transmission par cardan, une roue avant munie d’un moteur électrique, une seconde avec dynamo sur moyeu, une roue arrière équipée d’un moyeu à trois vitesses intégrées et un frein à tambour.
Après la fouille, les archéologues entament une longue phase d’étude afin de dater le plus précisément possible ces pièces exceptionnelles, en vue d’une présentation au public dans le musée archéologique de la ville.
Les premiers résultats surprennent tout le monde.

Le cadre : une forme des années 1880-1890, un matériau du XXe siècle.

Bicyclette à cadre ouvert à tube courbe, fin du XIXe siècle. Dessin de Gaston Nourry, Paris : Imp Sevestre et Cie. Source : Médiathèque ville de Chaumont.

La forme et la technique d’assemblage du cadre peuvent dater des années 1890. En effet, si les premiers cadres furent conçus en bois puis en fers pleins, les tubes d’acier creux, parfois de simples conduites de gaz, furent privilégiés à partir de 1870.
Mais ce n’est que vers 1890 que la géométrie des cadres fut fixée, avec d’une part le cadre pentagonal, dit cadre diamant ou « cadre homme », et d’autre part le cadre dit ouvert ou cadre « femme », sans tube horizontal supérieur. Ce dernier fut décliné en plusieurs modèles, dont le fameux col de cygne à tube courbe, dont dérive clairement Le cadre découvert lors des fouilles.
L’emploi de l’aluminium pose cependant un problème de datation. En effet, la fabrication d’aluminium ne fut réellement au point que vers 1887, et si Peugeot lançait dès 1941 une bicyclette toute alu, la production de cadres en aluminium n’aurait véritablement pris son essor que dans les années 1970.

Les freins à tambour : avant 1888.

Bicyclette à frein à tambour, 1899. Catalogue de la Manufacture française d’armes et cycles de Saint-Etienne. Source : gallica.bnf.fr\BnF

La thèse sur l’histoire des systèmes de freinage reste à écrire, et les recherches n’ont pour le moment pas permis de dater précisément l’apparition de ce type de freins, dont la première mention connue remonte toutefois à 1888.

La transmission acatène : vers 1894.

Schéma d’une transmission acatène « Columbia », 1898. Source : gallica.bnf.fr / BnF.

Le problème essentiel de la transmission du mouvement du pédalier à la roue arrière est peut-être celui qui a le plus occupé les ingénieurs. Car si l’utilisation d’une chaîne fut actée vers 1868, restait à se disputer sur le type de chaîne (plate, à rouleaux, etc…) et la manière dont elle s’engrène sur les pignons.
Aussi, vers 1894 au plus tard, les ingénieurs de la firme parisienne La Métropole (furent-ils les premiers?) résolurent le problème… en se passant de chaîne. La transmission par cardan, dit acatène (littéralement : sans chaîne), formée de deux système d’engrenages reliés par un arbre,  était née, et promettait alors de démolir «  le système à chaîne aussi sûrement que les gros tubes (de cadre) ont tué les petits ». Avantages : peu d’entretien, pas de déraillement, pas de bas de pantalon noirci de graisse. Inconvénients : plus de frottement entre les engrenages, donc efficacité moindre, et poids plus élevé.

L’assistance électrique : 1895 !

Tandem électrique Dacier, vers 1898-1900. photographie Jules Beau (détail). Source gallica.bnf.fr / BnF

L’idée commune est que le vélo à assistance électrique apparut dans la dernière décennie du XXe siècle, et devint courant dans les premières décennies du XXIe siècle. Pourtant, les dernières recherches montrent qu’il faut reculer cette apparition d’un siècle. Car c’est bien en 1895 qu’un brevet américain fut déposé pour une draisienne avec moteur électrique dans la roue arrière et batterie sous le cadre, et en 1897 qu’un second brevet américain figurait une bicyclette avec moteur dans le pédalier. Des informations plus détaillées sont disponibles ici. Il faut souligner le foisonnement, au cours du dernier quart du XIXe siècle, de machines à deux roues motorisées expérimentales utilisant tous types de carburants, y compris l’alcool, qui furent autant des bicyclettes assistées que les prototypes des premières motocyclettes.

Le moyeu à changement de vitesse : 1902.
L’histoire des systèmes de transmissions à changement de vitesse est complexe et technique. Il faut distinguer les systèmes à transmissions juxtaposées (série de pignons parallèles), et ceux à vitesses superposées (engrenages satellites autour d’un axe). A la première catégorie appartiennent les étonnants systèmes à plusieurs chaînes tentés avant 1900, mais surtout le dérailleur, lentement mis au point entre 1900 et 1930, et qui resta interdit pour les machines du Tour de France entre 1919 et 1937.

Schéma du moyeu à trois vitesses Sturmey-Archer, publié dans la revue Cycling, le 10 juin 1908. Source : http://www.sturmey-archerheritage.com.

Les moyeux à vitesses appartiennent à la seconde catégorie. Le premier, comptant trois vitesses, fut mis au point par les ingénieurs anglais Sturmey et Archer et commercialisé en 1902 par la Société Raleigh. Il constitua alors une véritable révolution : manette de commande au guidon, passage des vitesses à l’arrêt, impossibilité de dérailler et entretien réduit. Décliné en moyeux de 2 à 5 vitesses, il équipa de nombreuses marques, dont Peugeot.
Un temps supplantés par les dérailleurs classiques, moins chers, plus légers et plus nerveux, les moyeux à vitesses, désormais allemands ou japonais et comptant parfois jusqu’à 14 vitesses, furent de nouveau couramment utilisés à partir de la fin du XXe siècle, notamment pour l’équipement des vélos à assistance électrique.

La dynamo sur moyeu : 1936 au plus tard.

Bicyclette Raleigh équipée de d’une dynamo-moyeu Sturmey-Archer. extrait d’une brochure publicitaire de 1927. Source : http://www.sturmey-archerheritage.com

Ici encore, les données précises manquent pour replacer cet élément dans l’histoire de l’éclairage des bicyclettes : évidemment après l’utilisation des lanternes à bougies puis à pétrole vers 1880 et à acétylène vers 1896 ; sans doute après les lampes électriques à piles (vers 1890), et après la mise au point de la dynamo-bouteille bien connue et souvent décriée (principe de la dynamo découvert en 1871, adaptation au vélo vers 1900?).
La découverte, dans un fonds d’archives privées, d’une publicité pour le système dynohub prouva que la société Sturmey-Archer distribuait dès 1936 une dynamo-moyeu. Enfermée dans une coque en métal lui donnant l’aspect extérieur d’un frein à tambour, cette dynamo-moyeu pesait lourd, et sa production fut, semble-t-il, stoppée dans les années 1980. Pourtant, là encore, la firme anglaise était précurseur et le système, modernisé, équipe aujourd’hui bon nombre de vélo modernes.

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Au final, les archéologues disposent donc d’équipements inventés à la fin du XIXe siècle, et d’autres seulement au milieu, voire dans le dernier quart du XXe siècle. Les controverses sont âpres, pour déterminer si ces équipements fonctionnèrent ensemble sur un même engin d’usage courant dans le premier quart du XXIe siècle, ou bien s’il s’agit d’éléments issus de bicyclette d’époques différentes rassemblées dans un même lieu.
Les historiens des techniques penchent pour la première hypothèse, en rappelant qu’une technologie ne devient d’usage courant que plusieurs années, voire plusieurs décennies après la mise au point de son prototype et ses premières utilisations. Il faut pour cela, et conjointement, une certaine maturation de l’invention, des progrès dans les techniques de fabrication et une demande du marché. Cet extrait du Traité de la bicyclette écrit en 1924 par Luc van Taecken, concluant le chapitre traitant des bicyclettes à moteur, semble leur donner raison.
« On parviendra certes encore à moderniser les systèmes existants. La principale difficulté se trouve dans la transmission de la propulsion. Le jour où l’on sera arrivé à loger un moteur bi-cylindrique contre un pédalier, avec les commandes au guidon, le tout d’un assez petit format, on sera bien près de la perfection ».

Outre les divers sites web mis en lien dans ce billet, les deux ouvrages suivants ont été fort utiles :
AMBROSE Tom. 50 vélos qui ont marqué l’histoire du cyclisme. Paris, L’Imprévu, 2017.
SERAY Jacques. Deux roues. La véritable histoire du vélo. Rodez, Editions du Rouergue, 1988.

 

 

 

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