Par un de ces soirs humides d’automne, je feuilletais bourgeoisement au coin de la cheminée les albums de photographies du journaliste de la Belle Époque Jules Beau, à cent lieues des « itinérances mémorielles » et autres commémorations de charniers centenaires. J’aurai pourtant dû savoir qu’il me serait difficile d’y échapper, les obus sculptés de l’arrière grand-père sur l’étagère du salon en témoignaient. L’amère vérité se tenait tapie dans les pages du carnet de 1896, prête à se jeter sur ma pacifique innocence : le vélo, hélas, a lui-aussi fait la guerre.
En l’occurrence, cette belliqueuse bicyclette (de marque Gladiator, cela ne s’invente pas !) est un peu particulière. Elle est pliante. Ainsi, le soldat pouvait l’enfourcher sur les chemins carrossables, et à l’inverse, la porter sur son dos au moyen d’un harnais lorsqu’il s’agissait de franchir sous-bois et terrains boueux, ou bien de faire feu contre l’ennemi.
J’étais consterné par cette découverte, et dans le même temps, je l’avoue, morbidement fasciné par cet étrange couple homme-machine, par cet homme à deux roues capable de se renverser pour passer où bon lui semble. Aussi ai-je voulu savoir, au moins pour vouer son nom aux gémonies, quel esprit retors avait eu la diabolique idée de militariser un engin bien plus propice à la divagation paisible qu’aux charges héroïques.
A dire vrai, il semble que dès 1813 et l’invention de la draisienne, les militaires s’intéressèrent au deux-roues. Et à mesure que les ingénieurs perfectionnaient la bicyclette, on imagina dans tous les pays d’équiper les corps d’armée de vélocipèdes, de tricycles ou de grands-bi, pour assurer les transmissions bien sûr, mais également en soutien de la cavalerie (lire à ce sujet Jacques Seray, Deux roues. La véritable histoire du vélo. Millau, éditions du Rouergue, 1988, pp. 168-179).
D’après l’historien Christophe Lagrange, auteur d’une conférence et d’un site fort bien documentés, ce fut précisément pour soutenir, éclairer et protéger la cavalerie que le capitaine Gérard imagina avec d’autres, à partir de 1893, la bicyclette pliante qui portera son nom. Malgré la concurrence d’autres modèles, dont la Gladiator, la pliante Gerard équipa les premiers régiments français de chasseurs-cyclistes créés en 1913.
Ceux-ci jouèrent un rôle non négligeable dans les grandes boucheries des premiers mois de la Grande Guerre, sur la Marne en particulier. Cependant, avec l’enlisement, le chasseur-cycliste redevint rapidement simple fantassin. Allez donc faire du vélo au fond d’une tranchée…
Les chasseurs-cyclistes disparurent de l’armée française dans les années 1930, déclassés par l’infanterie mécanisée. On continua néanmoins longtemps de s’étriper à vélo, pendant la Seconde Guerre mondiale ou sur la piste Ho Chi Min au Vietnam.
Et on continue sans doute encore…