Je suis cycliste, et papa. Aussi ai-je passé pas mal de temps à scruter de quelle manière les parents à deux roues véhiculaient leur progéniture. Observation méticuleuse, scientifique même, dont il ressort que les cyclistes affublés de morveux forment plusieurs catégories distinctes :
Les classiques optent pour le siège sur porte-bagages. Les voyageurs tirent une remorque. Les hipsters investissent dans un vélo rallongé, les convoyeurs optent pour un cargo, les forçats pour un vélo tracté. Quelques rares aventuriers du bitume (dont, en toute modestie, je fais partie) ont tenté le siège placé à l’avant (solution géniale : l’enfant acquiert ainsi le rôle de moustiquaire et de coupe-vent et se sent valorisé !). Une poignée de preux cumule plusieurs équipements (un enfant à l’arrière, un autre à l’avant, et bientôt la remorque pour le petit dernier qui seront des jumeaux). Bref, il est clair qu’en ce début du XXIe siècle, il est plutôt facile de conduire sans voiture sa progéniture de crèche en école.
Qu’en était-il un siècle en arrière ? Comment, au tournant des années 1900, juchait-on son marmot sur son deux-roues ?
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les ouvrages sur l’histoire du vélo ne nous renseignent guère sur le sujet. Quant ils l’abordent, et c’est rare, c’est pour déclarer un peu sèchement que 3 ans est le bon âge pour apprendre à faire du vélo. Point barre. Je suis donc bredouille. Fin de la chronique.
Heureusement, les archives départementales de la Sarthe conservent, dans le fonds Jagot, une extraordinaire collection de photographies datant du tournant des années 1900. Leur auteur est Georges Jagot, secrétaire puis président de l’Union Vélocipédique Sarthoise, industriel manceau passionné de bicyclette et de photographie. Ces clichés nous font entrer dans la vie d’une famille pour laquelle le vélo occupe une grande place. Certes, il s’agit d’une famille privilégiée, à une époque où la petite reine est encore un luxe peu accessible. Mais ne boudons pas notre plaisir.
Tout se joue avant trois ans (ou presque).
André, fils de Georges Jagot né en 1895, reçut très tôt son premier cycle. Et quel cycle ! Doté d’un remarquable guidon en forme de cheval, mu comme le grand-bi par un pédalier sur l’axe de la roue avant et décliné, semble-t-il, en version attelée, ce tricycle évoque immanquablement la célèbre draisienne du baron von Drais, premier deux-roues de l’histoire. L’engin fut-il une pièce unique, commandée spécialement pour André Jagot ? Il semble que non. Le hasard des brocantes nous en fait connaître un autre, probablement manceau et de la même époque, et une rapide recherche sur le web montre que ces jouets étaient somme toute relativement répandus.
Le véritable apprentissage d’André dut se faire, comme on le recommande à nouveau depuis quelques temps, à l’aide d’une draisienne. Et voici notre bambin, avec son frère Gaston (né en 1898), prêts à accompagner leurs parents dans un voyage Le Mans-Anvers qui s’annonçait des plus rocambolesques :
Ceci dit, pour la véritable initiation et quelques sensations fortes, rien de mieux que la bicyclette paternelle. Hélas, il est difficile de déterminer si André (ou plutôt son frère Gaston ?) est assis à même le cadre ou sur un siège adapté :
Notons toutefois que les sièges enfants pour vélo existaient bel et bien à cette époque… en Hollande (évidemment !). Ce que constata la famille Jagot en voyage :
L’apprentissage à 3 ans.
Arriva le temps où André Jagot dut se lancer seul. Il posait alors, un peu intimidé, à côté de sa belle bicyclette neuve. On devine derrière l’objectif un papa heureux (cf. image de titre).
Et puis, les leçons. Scènes intemporelles. L’affaire, nous dit fièrement Georges Jagot au dos d’un cliché, fut pliée en 4 séances à 3 ans et 1 mois. Elle se déroula dans le quartier Chanzy, où résidait la famille.
Force est de constater que l’apprentissage du vélo vers 3 ans semble avoir été répandu. Voire même un peu avant, tel ce Marcel Ginestre, qui pédalait, âgé d’à peine plus de deux ans, devant l’appareil du journaliste Jules Beau :
Bien sûr, les fils de champions ne furent pas en reste. Et celui de Maurice Garin de prendre la pose pour fêter la victoire de son paternel au Tour de France 1903 :
La vie de famille à bicyclette.
L’apprentissage effectué, les dimanches champêtres entre amis devenaient possibles. On gagnait à vélo les bords de Sarthe, à la campagne, du côté du Moulin l’Evêque (et de la guinguette de Fifine…). Georges, bien sûr, apportait son appareil photo :
Les années passèrent ainsi, qu’on appelle aujourd’hui La Belle Epoque (mais sans doute pas pour tout le monde). Puis vint 1914, et l’on retrouve André, lequel avait alors 19 ans et portait beau dans son élégant costume, au guidon de sa superbe randonneuse. Peut-on en conclure que la pratique précoce du vélo fait de beaux enfants ?
Évidemment, à voir cette photo prise en cette date tragique, on se demande si André participa à la grande boucherie de 1914-1918. Je l’ignore, mais si tel est le cas, il en réchappa : comme son père avant lui, il dirigeait en 1921 l’Union auto-cycliste de la Sarthe, et décéda en 1988 à l’âge de 93 ans.