Je m’aperçois tous les jours que je vieillis ! En cherchant l’autre soir quelques chansons pour endormir mon jeune fils (lequel réclame chaque soir un répertoire complet avant de daigner poser un pied dans son lit), j’ai redécouvert Anne Sylvestre.
Anne Sylvestre ! Une voix haut perchée, un tourne-disque orange et des 45 tours. A croire que j’ai vécu mon enfance au paléolithique… ou sous les mérovingiens, à tout le moins.
Parmi les « fabulettes » enregistrées par la dame, on trouve « Bicyclette, patins à roulettes », ritournelle publiée en 1973 sur le 45 tours « Le Square » (je suis consolé, la chanson est plus vieille que moi, je suis donc né sous Louis le Pieux). Voilà, me suis-je alors dit, une accroche parfaite pour présenter le sujet du jour : le patin-bicyclette (hé oui, tout cela pour ça).
La Belle Époque a connu plusieurs sports un peu foufous de se pratiquant sur deux-roues. Le patin-bicyclette, ou patin-cycle, est probablement celui qui occasionna le plus de chevilles cassées. Plutôt qu’une variante étrange de la bicyclette, ce drôle d’engin est bel et bien l’un des ancêtres du roller.
Dans sa version simple, il s’agit d’une roue de la taille de celle d’un vélo d’enfant, fixée à chaque chaussure. Dans sa version plus élaborée, chaque chaussure est solidaire d’une planche munie d’une roue à chaque extrémité. Pour les moins assurés (j’en aurais été !), une perche ou deux bâtons permettent d’assurer l’équilibre.
Selon Alexandre Chartier, fondateur de rollerenligne.com, l’idée serait apparue entre 1860 et 1868 en France. Différents modèles furent ensuite brevetés à Paris, Londres ou aux États-Unis.
Mais c’est à la fin du XIXe siècle que le patin-bicyclette créa le buzz. Les distributeurs, en particulier ceux de la marque française Richard-Choubersky, tentèrent d’en faire l’objet de l’été 1898. Pour ce faire, ils organisèrent au printemps une véritable campagne publicitaire moderne, à grand renfort de « happening » (apparition de jeunes et élégantes patineuses-cyclistes dans les allées du Bois de Boulogne), de témoignages de sportifs convaincus (et rémunérés ?), de compétitions masculines ou féminines et de tentatives de records de vitesse (le coureur cycliste Walther prévoyait de dépasser les 25 km/h en patins-bicyclette. Je ne sais s’il réussit).
Et les quotidiens et journaux spécialisés de reprendre, parfois mot pour mot, l’argumentaire qui leur fut proposé :
– « sport délicieux », permettant au touriste de « rouler jusqu’aux sites merveilleux, qu’il atteindra sans peine, puisque léger et peu volumineux, le patin-bicyclette se détache facilement et s’emporte à la main pour traverser les champs, les ruisseaux… C’est un coup sur un rival de la bicyclette [et peut-être son remplaçant. Le patin-bicyclette est meilleur… » (La Vie Sportive, 09 juin 1898).
– « son usage est un meilleur exercice que la bicyclette, car il met en action tous les muscles du corps, qui reste droit, donnant libre action aux poumons » (la Vie au grand air, 1er avril 1898).
– « Les plus maladroits apprennent à patiner en deux ou trois leçons. Ceux qui savent patiner s’élancent du premier coup. Le patin-bicyclette offre très peu de dangers, de chutes et d’accidents de toutes sortes » (La Vie au grand air, 1er juillet 1898). Mouais…
D’autres furent néanmoins plus dubitatifs :
– « Il fallait déjà éviter de se faire écraser (par les voitures à cheval, les automobiles et les bicyclettes), il faudra maintenant prendre garde à ne pas rouler sous les patins bicyclettes. De plus en plus difficile, la promenade matinale au Bois ! » (Journal des débats politiques et littéraires, 09 juin 1898).
Et certains se montrèrent franchement sceptiques :
– « le patin-bicyclette n’est qu’un gentil joujou, qui doit rouler merveilleusement sur un ring, mais qui, sur route, n’aura jamais un grand nombre d’adhérents. La bicyclette peut dormir tranquille » (Le Matin, 11 juin 1898).
Et en effet, il semble bien que l’engouement pour le patin-bicyclette ne déborda réellement jamais du petit monde des dandys du Bois. On signala bien en 1906 la mise au point d’un patin-bicyclette à moteur. Les incroyables patins-cycleurs français filmés par British-Pathé en 1923 furent peut-être parmi les derniers. Raccrochés, les patins-bicyclettes… mais pas les rollers. Et j’ai comme l’impression qu’un petit quelque chose de l’attitude délurée de ces joueuses de skating-polo photographiées en 1899 subsiste chez les joueuses de roller-derby…
Heureusement, à nous autres peu hardis, il nous reste le vélo !